Cat Stevens alias Yusuf Islam est venu samedi dernier chanter à
Sarajevo trois morceaux de la compilation I have no cannons that roar
(Je n'ai pas de canons rugissants). Il est apparu en tunique noire et
coiffe blanche, affable et effacé, fragile même. Sans canons
rugissants, mais avec un chef de tournée armoire à glaces
tout de noir vêtu surnommé Hamza, qui vous prend à
part et menace "je viendrai te trouver" si la moindre ligne
est franchie au cours de l'interview. Pas de questions donc sur ce qu'il
pense de la fatwa contre Salman Rushdie. "Ni sur Saddam Hussein,
ni sur le Pakistan", gronde Hamza, juste au cas où. L'événement
en lui-même est bien suffisant: c'est la première fois
depuis près de vingt ans que le célèbre chanteur
britannique, fils d'un père grec-chypriote et d'une mère
suédoise, converti à l'islam en 1977, se produit en concert.
A ses côtés, écharpe verte autour du cou, Abdullatif
Whiteman, un autre musicien d'outre-Manche converti au début
des années 70; Dino Merlin, une célébrité
de la pop music locale, crooner aux yeux pétillants, chanteur
de l'Eurovision en 1992; Lejla Jusic, chanteuse classique reconnue,
dont la tenue sort tout droit des Mille et une Nuits; la chorale très
réputée de Gazi Husrev-begova, la plus grande école
coranique de Sarajevo, tout près du bazar ottoman; et l'orchestre
philharmonique de Sarajevo.
Le nom de Yusuf Islam en lettres d'or sur fond céladon est placardé
partout en ville depuis trois semaines, recouvrant les posters fluos
laissés par le concert de U2 de septembre. L'homme de 50 ans
ne se comporte pourtant pas comme le clou d'un spectacle à guichets
fermés. Il se meut avec précaution, toujours entouré,
et derrière ses lunettes argentées, ses yeux semblent
constamment chercher un appui. Sur scène, il chante d'une voix
hésitante, les bras collés au corps et tient dans sa main
droite une antisèche sur laquelle il a écrit en petits
caractères noirs les paroles des deux chansons qu'il interprète
a capella.
Aucun
vieil hit au menu. Little Ones (Les petits) a été écrit
pour les enfants de Bosnie et ceux de l'école de Dunblane, en
Ecosse, tués "le sourire encore aux lèvres"
et "les yeux grands ouverts". Mother, Father, Sister, Brother
(Mère, Père, Soeur, Frère) évoque le désarroi
d'être abandonné par les siens et sans espoir d'une guerre
victorieuse. Les paroles sont simples et fortes, mais, loin des sons
riches et mélodieux qui firent le nom de Cat Stevens, la voix
monotone de Yusuf Islam est celle d'un chanteur convalescent. C'est
seulement au troisième air, le classique Tala'a'l-Bedr'alejna,
accompagné par la chorale en double rangée (garçons
en vestes et cravates devant; filles portant le foulard derrière),
et le rythme entraînant de cinq qudum, tambours traditionnels,
que Yusuf Islam se réchauffe, balance son corps d'avant en arrière
et paraît tout d'un coup à l'aise. C'est qu'il s'agit d'Allah
et que la musique scandée invite les quelque 12 000 personnes
présentes au concert à marquer le temps en tapant des
mains. Le concert est à l'apothéose lorsqu'en lieu de
bis, l'ex-Cat Stevens s'enhardit et déclare, avec la ferveur
du converti, "la vérité s'élèvera toujours
au dessus des mensonges. Et nous croyons que nous avons la vérité
avec nous". Tonnerre d'applaudissements, du premier rang au plus
haut perché des gradins. Yusuf Islam appelle ensuite toute la
salle à crier en choeur "Allahou akhbar!"
Le président bosniaque AIija Izetbegovic et les caciques du SDA,
le Parti nationaliste musulman au pouvoir, qui sponsorise la venue de
Yusuf Islam, peuvent être heureux. Même si le come-back
musical de Cat Stevens n'est pas pour aujourd'hui, le meeting politique,
lui, est très réussi. D'ailleurs, dans la foule, les jeunes
groupies du vieux Cat sont quasiment absents. Outre les hommes politiques
et leurs épouses en fourrure, le public est familial. Des tickets
collectifs ont été attribués aux institutions.
Une jeune femme sur deux est voilée. Le concert a été
organisé par le quotidien Liljan (du nom de la fleur de lys symbole
de la Bosnie musulmane), partisan de la ligne dure du SDA, dont l'éditeur
en chef, Dzemaludin Latic, idéologue et poète, a été
inculpé en 1983 par les autorités communistes pour ses
"activités contre-révolutionnaires" en même
temps qu'Alija Izetbegovic. Il écrit dans son temps libre des
ilahija, chansons d'amour islamiques, un genre que le public bosniaque
connaît mal même s'il renaît depuis 1991. Sur scène,
le décor, une structure légère faite de coupoles
blanches et de drapés blancs, a été créé
par un ami d'école du fils du président.
Et Yusuf Islam dans tout cela? Son engagement aux côtés
du SDA date de la récente guerre, pendant laquelle il s'est rendu
plus d'une fois en Bosnie pour tenter de venir en aide à ses
frères musulmans. L'inspiration de l'album vient de sa rencontre
avec l'ex-ministre des Affaires étrangères Irfan Ljubijankic
à Londres en 1995. "Il a placé dans ma main une cassette;
c'était une chanson qu'il avait écrite, celle des canons.
Il m'a demandé si je pouvais "en faire quelque chose".
Quelques jours plus tard le ministre meurt dans un hélicoptère
abattu par l'ennemi serbe".
"Je n'ai pas de canons rugissants. Je n'ai que la foi en Dieu et
l'amour. Je ne te rendrai à personne, Bosnie mon amour",
dit la chanson, traduite en anglais et interprétée par
Abdullatif Whiteman, ami de Yusuf Islam depuis 1978, et Dino Merlin,
sur fond de rock. Pour Yusuf Islam ces paroles disent tout: "Je
me suis rendu compte que même sans armes il y avait cet aspect
de l'âme bosniaque. C'est cet esprit qu'ils ont ciblé et
essayé de détruire, avec leurs bombes dans les mosquées
et l'assassinat d'intellectuels. Et c'est cela qui émerge à
nouveau". Il considère ce concert "un hommage rendu
à l'esprit innocent et indestructible du peuple bosniaque, qui
aime sa religion et sa culture, et fut laissé tout seul sans
espoir pendant la guerre."
Aujourd'hui il veut faire connaître ce "bijou de culture
qu'est la Bosnie", occulté trop longtemps par "l'ennui
de la guerre, l'horreur, le génocide". Le CD de la compilation
sortira en décembre en Europe. La voix éblouissante du
choriste Aziz Alili, la beauté des chansons traditionnelles (ilahija
et kasida) interprétées par le chorale de la medresa,
et le mélange d'influences turques, perses et arabes devraient
captiver un public amateur de world music. Yusuf Islam, qui part en
Turquie et en Malaisie promouvoir l'album, dit "explorer toutes
sortes de nouvelles possibilités" parmi les musiques du
monde sans avoir de projet précis. "Je garde une ligne stricte.
Je chante avec juste un peu de tambour", dit-il, pas prêt
à renoncer à la règle de vie pieusement dénudée
qu'il s'est fixée depuis vingt ans. Il travaille en studio en
ce moment sur les Prières du dernier prophète, la suite
de la Vie du dernier prophète, enregistrée en 1995. L'album
comportera quelques éléments musicaux; mais "c'est
de "l'edu-tainement" (divertissement éducatif) pas
de la vraie pop music", précise-t-il.
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