Stevens sur un air d'islam
L'ex-chanteur pop Cat Stevens devenu Yusuf Islam donnait samedi à Sarajevo un concert à la gloire des Musulmans bosniaques
Sarajevo, 17 novembre 1997, LIBERATION

Cat Stevens alias Yusuf Islam est venu samedi dernier chanter à Sarajevo trois morceaux de la compilation I have no cannons that roar (Je n'ai pas de canons rugissants). Il est apparu en tunique noire et coiffe blanche, affable et effacé, fragile même. Sans canons rugissants, mais avec un chef de tournée armoire à glaces tout de noir vêtu surnommé Hamza, qui vous prend à part et menace "je viendrai te trouver" si la moindre ligne est franchie au cours de l'interview. Pas de questions donc sur ce qu'il pense de la fatwa contre Salman Rushdie. "Ni sur Saddam Hussein, ni sur le Pakistan", gronde Hamza, juste au cas où. L'événement en lui-même est bien suffisant: c'est la première fois depuis près de vingt ans que le célèbre chanteur britannique, fils d'un père grec-chypriote et d'une mère suédoise, converti à l'islam en 1977, se produit en concert.


A ses côtés, écharpe verte autour du cou, Abdullatif Whiteman, un autre musicien d'outre-Manche converti au début des années 70; Dino Merlin, une célébrité de la pop music locale, crooner aux yeux pétillants, chanteur de l'Eurovision en 1992; Lejla Jusic, chanteuse classique reconnue, dont la tenue sort tout droit des Mille et une Nuits; la chorale très réputée de Gazi Husrev-begova, la plus grande école coranique de Sarajevo, tout près du bazar ottoman; et l'orchestre philharmonique de Sarajevo.

Le nom de Yusuf Islam en lettres d'or sur fond céladon est placardé partout en ville depuis trois semaines, recouvrant les posters fluos laissés par le concert de U2 de septembre. L'homme de 50 ans ne se comporte pourtant pas comme le clou d'un spectacle à guichets fermés. Il se meut avec précaution, toujours entouré, et derrière ses lunettes argentées, ses yeux semblent constamment chercher un appui. Sur scène, il chante d'une voix hésitante, les bras collés au corps et tient dans sa main droite une antisèche sur laquelle il a écrit en petits caractères noirs les paroles des deux chansons qu'il interprète a capella.

Aucun vieil hit au menu. Little Ones (Les petits) a été écrit pour les enfants de Bosnie et ceux de l'école de Dunblane, en Ecosse, tués "le sourire encore aux lèvres" et "les yeux grands ouverts". Mother, Father, Sister, Brother (Mère, Père, Soeur, Frère) évoque le désarroi d'être abandonné par les siens et sans espoir d'une guerre victorieuse. Les paroles sont simples et fortes, mais, loin des sons riches et mélodieux qui firent le nom de Cat Stevens, la voix monotone de Yusuf Islam est celle d'un chanteur convalescent. C'est seulement au troisième air, le classique Tala'a'l-Bedr'alejna, accompagné par la chorale en double rangée (garçons en vestes et cravates devant; filles portant le foulard derrière), et le rythme entraînant de cinq qudum, tambours traditionnels, que Yusuf Islam se réchauffe, balance son corps d'avant en arrière et paraît tout d'un coup à l'aise. C'est qu'il s'agit d'Allah et que la musique scandée invite les quelque 12 000 personnes présentes au concert à marquer le temps en tapant des mains. Le concert est à l'apothéose lorsqu'en lieu de bis, l'ex-Cat Stevens s'enhardit et déclare, avec la ferveur du converti, "la vérité s'élèvera toujours au dessus des mensonges. Et nous croyons que nous avons la vérité avec nous". Tonnerre d'applaudissements, du premier rang au plus haut perché des gradins. Yusuf Islam appelle ensuite toute la salle à crier en choeur "Allahou akhbar!"


Le président bosniaque AIija Izetbegovic et les caciques du SDA, le Parti nationaliste musulman au pouvoir, qui sponsorise la venue de Yusuf Islam, peuvent être heureux. Même si le come-back musical de Cat Stevens n'est pas pour aujourd'hui, le meeting politique, lui, est très réussi. D'ailleurs, dans la foule, les jeunes groupies du vieux Cat sont quasiment absents. Outre les hommes politiques et leurs épouses en fourrure, le public est familial. Des tickets collectifs ont été attribués aux institutions. Une jeune femme sur deux est voilée. Le concert a été organisé par le quotidien Liljan (du nom de la fleur de lys symbole de la Bosnie musulmane), partisan de la ligne dure du SDA, dont l'éditeur en chef, Dzemaludin Latic, idéologue et poète, a été inculpé en 1983 par les autorités communistes pour ses "activités contre-révolutionnaires" en même temps qu'Alija Izetbegovic. Il écrit dans son temps libre des ilahija, chansons d'amour islamiques, un genre que le public bosniaque connaît mal même s'il renaît depuis 1991. Sur scène, le décor, une structure légère faite de coupoles blanches et de drapés blancs, a été créé par un ami d'école du fils du président.


Et Yusuf Islam dans tout cela? Son engagement aux côtés du SDA date de la récente guerre, pendant laquelle il s'est rendu plus d'une fois en Bosnie pour tenter de venir en aide à ses frères musulmans. L'inspiration de l'album vient de sa rencontre avec l'ex-ministre des Affaires étrangères Irfan Ljubijankic à Londres en 1995. "Il a placé dans ma main une cassette; c'était une chanson qu'il avait écrite, celle des canons. Il m'a demandé si je pouvais "en faire quelque chose". Quelques jours plus tard le ministre meurt dans un hélicoptère abattu par l'ennemi serbe".


"Je n'ai pas de canons rugissants. Je n'ai que la foi en Dieu et l'amour. Je ne te rendrai à personne, Bosnie mon amour", dit la chanson, traduite en anglais et interprétée par Abdullatif Whiteman, ami de Yusuf Islam depuis 1978, et Dino Merlin, sur fond de rock. Pour Yusuf Islam ces paroles disent tout: "Je me suis rendu compte que même sans armes il y avait cet aspect de l'âme bosniaque. C'est cet esprit qu'ils ont ciblé et essayé de détruire, avec leurs bombes dans les mosquées et l'assassinat d'intellectuels. Et c'est cela qui émerge à nouveau". Il considère ce concert "un hommage rendu à l'esprit innocent et indestructible du peuple bosniaque, qui aime sa religion et sa culture, et fut laissé tout seul sans espoir pendant la guerre."


Aujourd'hui il veut faire connaître ce "bijou de culture qu'est la Bosnie", occulté trop longtemps par "l'ennui de la guerre, l'horreur, le génocide". Le CD de la compilation sortira en décembre en Europe. La voix éblouissante du choriste Aziz Alili, la beauté des chansons traditionnelles (ilahija et kasida) interprétées par le chorale de la medresa, et le mélange d'influences turques, perses et arabes devraient captiver un public amateur de world music. Yusuf Islam, qui part en Turquie et en Malaisie promouvoir l'album, dit "explorer toutes sortes de nouvelles possibilités" parmi les musiques du monde sans avoir de projet précis. "Je garde une ligne stricte. Je chante avec juste un peu de tambour", dit-il, pas prêt à renoncer à la règle de vie pieusement dénudée qu'il s'est fixée depuis vingt ans. Il travaille en studio en ce moment sur les Prières du dernier prophète, la suite de la Vie du dernier prophète, enregistrée en 1995. L'album comportera quelques éléments musicaux; mais "c'est de "l'edu-tainement" (divertissement éducatif) pas de la vraie pop music", précise-t-il.


© Flore de Préneuf